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En l'honneur de Yom HaShoa, j'ai une pensée pour tous les survivants extraordinaires que j'ai rencontrés en Israël... souvenirs datant d'il y a plus de 20 ans...

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J'ai travaillé à Netanya quelques années pour des organismes de placement d'aide à domicile, en tant qu'assistante sociale j'avais une moyenne de 300 visites à domicile mensuelles. Il y avait la Rabbanit Landman, z"l, venue de Hongrie, atteinte d'un grave cancer qui la clouait au lit, sa porte d'entrée restait ouverte, dès que j'arrivais elle chantait, j'adorais les histoires qu'elle me racontait : comment par exemple son père était resté à attendre les pogromistes à l'intérieur de sa maison et comment la seule puissance de son regard les avait mis en fuite, ces misérables ! Son père descendait d'une grande lignée hassidique issue du Baal Chem Tov et était connu et craint des habitants et voisins de son village qui le prenaient un peu pour un sorcier (il était Kabbaliste), les mêmes qui brusquement s'étaient déchaînés, elle me montrait la photo d'un homme au regard de charbon incandescent, elle me chantait des chansons en français puis me disait charmeuse, Da-nieeeee-la va me chercher des Nes, flans  au nescafé, il ne fallait pas, elle était diabétique mais je courais vite au super et je revenais lui porter, elle ne mangeait plus que ça, elle se plaignait des voisines qui lui apportaient des plats cuisinés qu'elle n'avait pas le goût d'avaler mais qu'elle acceptaient quand même, son frigo en était rempli.
J'avais la réputation de ne pas être une assistante sociale "professionnelle" aux yeux de mes collègues des bureaux de l'Aide sociale car je liais des liens d'amitié avec les patients, c'est vrai enfin pas tous mais parmi eux beaucoup de survivants qui m'intéressaient prodigieusement, je buvais leurs paroles. Comment aurais-je pu me priver de ces liens si forts qu'on noue avec ceux dont l'expérience de la tragédie fait voler en éclats tous les codes de la convenance, bienséance et superficialité. Mais c'est moi pourtant qu'on appelait quand on avait besoin des détails personnels de la vie des gens.

J'avais récolté de la Giveret Yak. qui était devenue complètement folle et méchante avec les personnes qu'on plaçait chez elle, mais comment l'accabler ? Rescapée d'Auschwitz, elle avait refait sa vie en Israël, elle avait perdu son mari à la guerre des six jours puis son fils, son prince, son pilote, sa fierté, à la guerre de Kipour, puis sa fille s'était suicidée, elle était restée seule sans famille et personne ne voulait plus mettre les pieds chez elle, je l'avais dans mes visites la 1ère année, elle m'avait chassée, elle ne voulait plus de la Ola hadacha mi tsarfat (nouvelle immigrante de France) bon je crois qu'il s'est écoulé 2 ans puis ma chef m'a redemandé de la prendre,
- "mais comment puisqu'elle ne veut pas de moi" ?
- "Personne ne veut y aller, alors c'est à ton tour de la reprendre".
Alors je mets un chapeau, des lunettes de soleil et j'essaie de camoufler au mieux mon accent français mais à la 3ème phrase, elle me dit "mais c'est pas toi la Française qui venait avant ?" bon, ça passe... Elle me faisait des grandes scènes de théâtre, elle s'évanouissait sur commande toujours proche du fauteuil où elle atterrissait en douceur, il fallait lui parler longtemps, après quelques séances, j'avais le truc, je lui disais "je vais appeler une ambulance" et vite elle ressuscitait ! Elle voulait qu'on s'occupe d'elle, elle était encore très belle. Elle marchait en faisant semblant de trébucher à chaque pas mais si on la croisait par hasard dans la rue, elle gambadait comme une gazelle.

Il y avait Rachel, une juive russe vivant dans une grande misère qui me racontait sa vie en URSS, elle avait perdu mari et enfant... Elle n'était jamais sortie de sa chambre depuis 20 ans !
-"Mais Rachel, tu n'as donc pas vu la mer depuis 20 ans, tu aimerais aller te promener" ?
Avec l'aide de mon copain témani, on est allé la chercher un jour en voiture, on est descendu sur la Tayelet (promenade) et Rachel s'est assise sur un banc et a vu la mer, mon copain lui chantait
Ra'hel Ra'hel. La 1ère fois qu'elle l'avait rencontré elle m'avait dit en secret : "mais il n'est pas assez bien pour toi", elle n'aimait pas les "Orientaux" en bonne Russe qui ne les connaissait pas, puis après elle ne jurait que par lui ! Je lui avais laissé mon numéro de tél, elle m'appelait sans arrêt pour me dire qu'elle allait mourir, je la calmais, puis, habituée, je n'y croyais plus jusqu'au jour où on l'a transportée d'urgence à l'hôpital, son cœur était trop faible, alors c'était encore mon copain qui allait la voir, elle est partie seule, sans famille.

Et ce médecin roumain, à l'allure d'un prince, qui un jour ne m'a pas ouvert, je l'entendais pourtant faiblement derrière la porte, vite je téléphone à son fils, il était allongé par terre depuis je ne sais combien de temps, c'est une chance que je sois arrivée juste à ce moment ! Il avait eu une vie si incroyable !

Et cette femme à la forte personnalité, qui n'avait pas voulu m'ouvrir la porte à ma 1ère visite :
- vous venez pour nous embêter, tout va très bien avec ma métapelet (aidante), laissez-nous tranquille, fichez le camp !
Et moi de derrière la porte :
-"mais non je ne viens pas pour vous embêter je vous assure, juste pour savoir si tout va bien"
Bon elle a fini par m'ouvrir et je vois une forte femme qui m'ouvre, en petite culotte et soutien-gorge, d'autres fois sans soutien-gorge, il fait si chaud en Israël !
-"Bon rentrez, vous voulez un thé" ?
Le samovar était prêt et on commence à discuter et je reviens et elle me raconte sa vie
- "mais comment vous avez été déportée ? Vous vous souvenez de tous les détails (elle était très jeune à l'époque) ? Mais alors vous savez que vous pouvez avoir des heures en plus, une nouvelle loi vient de sortir"
On a rempli tous les dossiers compliqués et elle a finalement obtenu 18 heures d'aide, quelle joie !
- "Daniela bouba chéli, métouka chéli (ma poupée, ma douce) je vais t'inviter à boire un thé sur le Kikar..."

Certains de mes patients comme la Rabbanit Landman z"l, j'allais leur rendre visite plus que prévu, un matin en passant dans sa rue, j'ai senti le besoin de monter chez elle, la porte était, comme toujours, ouverte mais la Rabbanit avait rejoint son père au regard perçant, j'étais tétanisée et je m'en veux jusqu'à aujourd'hui de ne pas lui avoir rendu visite plus tôt, je soupçonne qu'elle était morte de déshydratation, il faisait tellement chaud cette semaine-là ...
Et cette femme hongroise de déjà 96 ans à l'époque, au si beau visage, et tellement douce, son fils unique né très tardivement vivait à New-York mais elle ne s'en plaignait pas, c'était mieux pour lui de ne pas l'avoir à sa charge, elle avait une travailleuse familiale, une femme roumaine qui restait en permanence avec elle. Et moi je pensais : une Roumaine
qui vient travailler en Israël, quel retournement de situation !

Il y avait aussi Mme Z., qui s'était engagée dans les FFL et qui en tant qu'infirmière militaire en avait vu aussi, la campagne d'Italie, le débarquement de Provence ! A la fin de la guerre, elle faisait partie d'une délégation reçue par le Pape et elle me racontait fièrement qu'alors que tous s'inclinaient en génuflexion, elle s'était tenue bien droite devant lui "je suis juive, Yehuda ne s'incline pas", avait-elle osé prononcer faisant fi du protocole, une sacrée bonne femme ! Pour elle j'ai fait une grave erreur, elle était non voyante et avait une jeune fille philippine qui s'occupait d'elle en permanence, elle lui avait même enseigné le français et la cuisine française, tout allait bien. Au cours d'une visite, elle lui demande d'aller acheter quelques pommes de terre et lui tend son porte-monnaie ouvert, sers-toi, et la jeune fille devant moi prend un gros billet alors qu'elle aurait pu prendre quelques pièces ou une petite coupure. Pourquoi ce gros billet fais-je remarquer et là sans en avoir prévu toutes les conséquences, je déclenche un tsunami de réactions, un drame parce que Mme Z. ne veut plus de sa métapelet :
- "oui je le sais cela fait des mois que ça dure" ! Elle y voyait un tout petit peu quand même (dmla) ! Sa fille est arrivée d'urgence de France, on a essayé de la raisonner, alors fallait-il qu'elle se sépare d'une jeune fille avec beaucoup de qualités mais qui n'était pas d'une honnêteté scrupuleuse ou aurait-elle du la garder comme sa fille la suppliait de le faire, je me sentais si mal...

Et je ne vous ai pas parlé de mon grand ami Moché Zilb., un homme merveilleux, un Juif polonais dont la vie est un roman, il s'était marié très jeune dans sa bourgade natale, la fameuse Chelm des contes avec  ses sages ingénus candides, où les Juifs constituaient la moitié de la population. Quand la guerre éclate en Pologne, il était sur le front et donc séparé de toute sa famille, plus tard il se retrouve dans la zone prise par l'armée rouge, enrôlé, il devient officier, participe à des tas de combats, est décoré, puis on lui fait un procès sous je ne sais plus quelle accusation mensongère, il est condamné, envoyé dans un goulag. Là il lui arrive cette histoire incroyable : pour le punir, on l'enferme dans un cachot de glace, il tient 24 heures puis sent qu'il est en train de mourir et juste quand il se sent partir et cesse de résister, un des gardiens qui l'a pris en pitié lui tend un bol de soupe chaude qui le sauve ! Il finit par être réhabilité puis libéré. Il apprend que tous les Juifs de Chelm ont été déportés et pense que toute sa famille a péri. Il rencontre alors une très belle jeune fille russe qu'il est sur le point d'épouser quand il reçoit une lettre lui apprenant que sa femme est toujours vivante et qu'elle le recherche, alors il est déchiré entre son nouvel amour et l'amour de sa femme mais décide de rentrer en Pologne, il retrouve sa femme qui avait été résistante et dont la santé ne s'est jamais rétablie par la suite, toute la famille a péri, les voisins, les amis, plus rien ne subsiste ni même le cimetière ! Lui et sa femme se remarient car ils n'ont plus aucun papier puis ils partent après un séjour en France, s'installer au Brésil où il va faire fortune. Ils n'ont pas pu avoir d'enfants et à l'âge de 40 ans, ils décident de faire enfin leur voyage de noce et partent faire le tour du monde en bateau et nouvelle tragédie, sa femme meurt d'une crise cardiaque... il finit par se remarier quelques années plus tard et finalement, finalement il a une fille qu'il nomme Dvorah comme sa mère tant aimée, elle devient une étudiante très brillante mais alors qu'une belle carrière s'ouvre devant elle comme avocate, elle manifeste les premiers signes de maladie mentale.
Il avait décidé de faire son alya espérant convaincre sa femme et sa fille de le rejoindre mais elles ne l'ont pas rejoint, juste une courte visite de quelques jours, sa fille ne supportait ni qu'on parle de la Shoa ni de la guerre ni même qu'on prononce ces mots, pour elle tabous, engendrant d'énormes souffrances, elle partait alors dans des crises incontrôlables... et pourtant ou peut-être est-ce la raison, il ne lui avait jamais rien raconté ! Il avait 75 ans quand je l'ai connu mais a fini par repartir au Brésil après avoir passé quelques années seul à réaliser enfin son rêve de vivre en Eretz Israël.

J'ai plein d'autres histoires... On commence enfin à parler de la situation de survivants de la shoa en Israël qui vivent dans des conditions très modestes, parfois dans la misère, comme beaucoup de personnes âgées d'ailleurs, c'est vrai je l'ai constaté, je suis rentrée parfois dans des maisons, dans des quartiers dont aucun vacancier ne peut imaginer l'existence à Netanya, la ville balnéaire des touristes français qui ne s'éloigne guère du Kifar Hahatsmaout et la plage ! C'est un vrai scandale qu'il ait fallu tant d'années pour que ça commence à bouger un tout petit peu, j'espère que des aides concrètes vont être débloquées, il est plus que temps ! Tous les jours une moyenne de 40 survivants de la Shoah s'éteignent en Israël, vite, il faut faire vite pour aider ceux qui restent !

Tag(s) : #coup de gueule et coeur, #Shoa
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