En abandonnant le terme "Palestine" aux nationalistes arabes, les Israéliens ont mis en péril leur légitimité historique, Michel Gurfinkiel, 2007
En continuant mes recherches sur les précédents de détournement de noms, comme Palestine par les Arabes de Palestine, ou "Macédoine", je suis tombée sur cet exellent article de Michel Gurfinkiel de 2007, le voici :
http://michelgurfinkiel.com/articles/131-Geopolitique-Le-poids-des-mots.html
La commission de l’Unesco chargée de préserver les principaux lieux de mémoire de la planète – le « Patrimoine de l’humanité »- vient de prendre une décision a priori surprenante : elle a rebaptisé Auschwitz. En 1979, elle avait donné à ce site, en plein accord avec le gouvernement polonais, l’appellation de « Camp de concentration d’Auschwitz ». A l’époque, cela suffisait : chacun savait qui avait conçu, édifié et géré par l’Allemagne nazie. Mais le temps a passé. Les témoins directs de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste sont de moins en moins nombreux, et ce qui passait pour évident ne l’est plus. Afin de prévenir tout malentendu, et éviter en particulier qu’on attribue à la Pologne en tant que nation ou Etat la responsabilité de crimes commis par d’autres sur son sol, les autorités de Varsovie ont donc demandé à l’Unesco de modifier l’intitulé du site. Ce qui a été accordé jeudi dernier, 28 juin. Auschwitz s’appellera désormais : « Auschwitz-Birkenau, camp allemand nazi de concentration et d’extermination, 1940-1945 ».
Ne sourions pas de la requête polonaise. Les mots, les noms propres, les appellations, ont leur importance. Ils pèsent parfois aussi lourd que les faits. Ils les oblitèrent parfois de manière irréversible. C’est vrai des sites historiques, mais aussi des Etats eux-mêmes. En 1992, la République fédérative socialiste de Yougoslavie éclate : quatre de ses six Républiques fédérées se séparent d’une Yougoslavie résiduelle composée de la Serbie et du Monténégro. Le plus méridional de ces quatre nouveaux Etats indépendants se nomme « Macédoine ». Il prend pour emblème une étoile à six pointes, un symbole découvert quelques années plus tôt sur le tombeau du roi antique Philippe de Macédoine, père d’Alexandre le Grand. La Grèce proteste immédiatement : l’existence d’un Etat souverain de Macédoine constitue, à ses yeux, une revendication et donc une menace à l’égard de sa propre province de Macédoine, située au nord-ouest de la mer Egée ; tout comme l’appropriation de l’étoile de Philippe, qui fait partie, selon elle, de son propre patrimoine culturel. Hypernationalisme, paranoia, exigences exagérées ? Voire. Les instances internationales - Conférence pour la paix et la sécurité en Europe, Union européenne, Nations Unies - ont fini par imposer à la Macédoine, dans l’intérêt de la paix, de porter officiellement le nom de « République anciennement yougoslave de Macédoine » (en anglais The Former Youglosav Republic of Macedonia : ce qui a donné l’acronyme Fyrom), et de prendre pour emblème une version stylisée, donc méconnaissable, de l’étoile à six pointes.
Ces précédents autoriseraient une autre démarche : rapatrier – rendre à Israël - le terme de « Palestine », « pays des Philistins ». Ce dernier a été forgé par les Romains du IIe siècle de l’ère chrétienne, au lendemain de la révolte de Bar Kokhva, afin de remplacer celui de Judée, donc de « pays des Juifs ». Mais paradoxalement, il a fini par revêtir dans l’historiographie et la littérature européenne le sens qu’il devait effacer : la « Palestine » est devenue l’équivalent de la « Terre sainte », Terra Sancta, donc du « Pays d’Israël » biblique, Eretz-Israël. En revanche, les conquérants musulmans, arabes puis turcs, ne l’ont pratiquement jamais employé : ils ont préféré parler d’Al-Urdun (« le pays du Jourdain », c’est-à-dire la Jordanie), puis d’Al-Sham (« Nord, Syrie », un terme englobant l’ensemble du Levant).
Il allait donc de soi pour les premiers sionistes, notamment Theodor Herzl, de reprendre l’appellation de Palestine à leur compte ; un choix entériné par les conquérants britanniques dès 1917 et confirmé par la Société des Nations (SDN) cinq ans plus tard, en 1922, quand elle crée le Foyer national juif. Jusqu’en 1948, le nom officiel du nouveau territoire était Palestine/Eretz-Israël. Ce qui est aujourd’hui la Bank Leumi Le-Israel s’appelait la Palestine Bank, le Jerusalem Posts’intitulait Palestine Post, et le drapeau de la Palestine, à la page « Pavillons » du Petit Larousse Illustré, était blanc et bleu avec une étoile de David dorée.
En accédant à l’indépendance, l’Etat juif de Palestine prit le nom d’Etat d’Israël. Tombé en deshérence, le terme de Palestine fut peu à peu récupéré par les nationalistes arabes. Au début, les Israéliens étaient fort vigilants à ce sujet : David Ben-Gourion, Golda Méir, Menahem Begin et Yitzhak Shamir ne parlaient jamais des « Palestiniens » mais des « Arabes palestiniens », ou « Arabes d’Eretz-Israël ». C’est seulement à partir des accords d’Oslo, en 1993, que les gouvernements hébreux ont accepté la phraséologie de l’ennemi. Sans en mesurer les conséquences : permettre aux Arabes de la région de se déclarer « Palestiniens », c’était leur accorder une légitimité historique qui, rapidement, devait se superposer ou se substituer à celle du peuple juif.
Est-il trop tard pour inverser la tendance ? Il n’est jamais trop tard en politique. L’Autorité palestinienne créée à Oslo a implosé, Gaza a fait sécession. Même si un Etat arabe indépendant finissait par se constituer dans les Territoires dits palestiniens, les précédents de la Macédoine et d’Auschwitz permettent à Israël de faire valoir un droit national à l’image et donc d’exiger une autre terminologie. Au minimum, une telle revendication peut constituer une monnaie d'échange en vue d'obtenir l'abandon de demandes arabes de même nature.
Reste à savoir, évidemment, si les dirigeants et les diplomates israéliens d’aujourd’hui sont capables d’en revenir au bon sens des pères fondateurs ou s’ils sont prisonniers à jamais des errements des années 1990.
© Michel Gurfinkiel, 2007
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