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Un entretien avec le Pr. Shmuel Trigano Israël Magazine, mai 2013

 http://israelmagazine.co.il/il-existe-un-grand-egarement-sur-la-notion-de-peuple-juif/

Avec la récente parution aux Editions François Bourin à Paris de son dernier ouvrage intitulé Politique du peuple juif, Shmuel Trigano, qui est professeur des Universités et directeur des revues Pardès et Controverses, est l’auteur prolixe de 21 livres écrits en quelque 36 années. Cet ouvrage est l’un des aboutissements de sa réflexion au souffle long sur l’identité juive et le peuple d’Israël, appréhendée aux niveaux culturel, religieux, politique et philosophique. Avec le brio et la précision d’un sociologue passé maître dans l’art des synergies entre la pensée juive (toujours fondée chez lui sur des sources authentiques) et la sociologie politique moderne quand il analyse des notions centrales comme l’Etat, la nation, le peuple et la religion pour définir ce qu’est le peuple juif, il répond aussi dans ce livre – et à quel niveau ! - aux aberrations postmodernistes et autres envolées idéologiques des négationnistes de l’histoire juive, comme celles de l’Israélien Shlomo Sand dans son livre Comment le peuple juif fut inventé, devenu un best-seller en France car il surfe allégrement sur la vague antisémite et antisioniste d’aujourd’hui… 

-Israël Magazine : Politique du peuple juif  est un livre-clé en forme de mise au point sur ce que sont le peuple juif et le véritable monothéisme, sur l’importance incontournable, pour ce peuple singulier, de la terre d’Israël, ainsi que sur le rôle central  de l’Etat hébreu. Pourquoi avoir choisi ces axes ?  

-Shmuel Trigano : Il me semble qu’il existe un égarement sur la notion de peuple juif. C’est l’effet de la nouvelle idéologie dominante du postmodernisme, dont l’une des cibles est la déconstruction  du récit collectif général. Ainsi, dans le monde juif, le postmodernisme de l’extrême gauche anti-souverainiste remet-il directement en question l’idée même de peuple juif, car s’il n’y a plus de peuple juif… il n’existe aucun fondement pour une nation israélienne ni pour un Etat juif souverain ! 

-Le livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé ?, aurait-il constitué pour vous « la dernière goutte faisant déborder le vase », dans ce flot ininterrompu des propos intellectuels et médiatiques délégitimant en Occident Israël et son peuple ? 

-C’est un élément parmi d’autres, car Shlomo Sand n’est pas seul… Nous avions analysé dans un numéro de la revueControverses l’univers mental des alter-Juifs qui dénient toute légitimité à l’Etat d’Israël en prétendant incarner la « morale juive »  et la « véritable » identité juive !

Dans les quatre tomes de l’ouvrage collectif écrits par 60 chercheurs que j’ai dirigés intitulé La société juive à travers l’histoire (parus entre 1992 et 1993), nous avons démontré que malgré la dispersion des Juifs aux quatre coins du monde, on retrouvait chez eux, tout au long de l’histoire, les mêmes systèmes sociétaires, juridiques, collectifs et comportementaux : du Yémen au Maroc, en passant par la Pologne et la France. Preuve qu’il existe bien un peuple juif malgré et dans la dispersion, elle-même pensée comme un exil.

Or dans ce dernier livre, j’ai voulu donner un fondement théorique à la notion de peuple juif. D’autant que j’ai constaté qu’il n’y avait pas d’approche sociologique sur cette notion, en dehors des discours métaphysiques ou mystiques. Voilà pourquoi je tente de trouver ici un langage axé sur des perceptions à la fois religieuses et non religieuses. 

-En tant que sociologue spécialiste des fondements politico-historiques et philosophiques du peuple juif, vous mettez en exergue la singularité de ce peuple qui n’est ni une ethnie ni seulement une communauté religieuse : il  a pu traverser l’histoire et survivre à 2 000 ans d’exil grâce à sa langue, l’hébreu, et à sa loi, la Torah… 

-Avec le texte fondateur du peuple d’Israël – celui de la rencontre avec D. au Sinaï -, on a le condensé de la signification de l’être collectif juif. Or ce texte prend le soin de constater que tout le peuple hébreu – nourrissons et vieillards, hommes et femmes de tous les âges – étaient présents avec les esclaves non hébreux sortis d’Egypte (le Erev rav). C’est là le récit de la constitution du peuple juif, dont l’être collectif se forge face à une transcendance extérieure à lui-même. Laquelle s’exprime, non de façon mystique, mais par une Loi. Ce texte est donc à la fois celui de l’alliance verticale entre D. et la collectivité d’Israël, et celui d’une alliance horizontale  entre ses membres. Ce qu’avait perçu au 10ième siècle Saadia Gaon en disant : « Le peuple juif n’est un peuple que par ses lois ». Une parole extraordinaire autant que moderne, car – toutes proportions gardées -, elle permet de comparer ce système fondateur à celui du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, avec cette différence que la Loi du Sinaï est hétéronomique (elle vient de l’extérieur de la société), alors que chez Rousseau, c’est le principe d’autonomie des hommes qui prime puisqu’ils se donnent eux-mêmes une loi. Et ce, même si Rousseau se sent ensuite obligé de recourir à une « religion civile » sans laquelle les citoyens ne se sentiraient en rien obligés face à une loi dont ils sont les créateurs…  

J’en déduis par là qu’il n’existe pas de groupe humain sans une « foi commune », entendue comme une transcendance. Et donc je repose ainsi la question de savoir si le judaïsme est un peuple ou une religion… Or il est les deux à la fois ! Ce que je définis en français comme « peuple-église » (à partir du mot originel hébreu : Knesset – assemblée). Au Sinaï, tous les membres du peuple d’Israël n’ont-ils pas accédé sans intermédiaire à la Révélation de D. ?

D’où l’importance déterminante pour Israël de sa langue, du principe de la Loi et de son unification dans des ouvrages centraux comme le Shoul’han Arou’h de Yossef Caro, qui ont maintenu un lien très fort entre les Juifs, malgré leurs disparités. Le tout ajouté au dispositif unique de la doctrine juive de l’exil : « Je sais d’où je viens, et où je vais » -  une notion-clé qui a empêché les Juifs de s’enraciner là où ils étaient… Car ceux qui se sont vraiment enracinés ont bel et bien disparu en tant que Juifs 

-C’est là que vous distinguez la galout de la gola…  

-Notion plus politique, la gola – l’exil des Juifs dispersés et privés de leur souveraineté en tant que peuple car soumis aux lois des nations - est censée prendre fin avec la création de l’État d’Israël. Par contre, dans le monde tel qu’il est, lagalout ne finit pas - même avec le retour à Sion -, car c’est une notion plus métaphysique à travers laquelle nous percevons notre existence humaine dans ce monde. Or dans la diaspora d’aujourd’hui, les Juifs ne sont plus en galout ni en devenir Et si celle-ci apparaît terminée pour eux, alors dans quoi vivent-ils ?  D’où le trouble profond pour l’être juif où la diaspora est devenue le contraire de l’exil, toujours défini jusque-là comme transitoire et passager. Aujourd’hui, nous avons donc affaire à un exil inédit des Juifs dans lequel ils s’enracinent : le présent se cristallise et se fige, alors la fin est à l’horizon ! Quant aux Israéliens, ils ne doivent pas confondre la fin de la gola avec celle de la galout… 

-Vous développez l’idée que cette histoire singulière d’Israël permet de re-questionner, pour l’humanité tout entière,  les notions galvaudées de peuple, d’État, d’identité, de démocratie et de souveraineté. Comme si la définition de ce qu’est Israël portait en elle des fondements valables pour toute communauté humaine au plan universel… 

-Je tente de distinguer différentes époques dans l’histoire du peuple juif : l’époque biblique, celle de l’exil, et ensuite l’émancipation, puis l’auto-émancipation, en esquissant une 5ème ère : celle du début de la souveraineté hébraïque en terre d’Israël.

L’expérience des Juifs de l’émancipation est une leçon pour comprendre la modernité : ils ont été émancipés à titre individuel, mais leur identité juive collective n’avait plus aucune place car elle devait disparaître dans leur nouvelle citoyenneté. Or 40 ans après, il s’est produit vers 1840 un phénomène imprévu : l’antisémitisme qui, avec ses théories sur le « complot juif », s’est attaqué  à ce peuple en tant que  collectivité cohérente, créant ainsi un lien entre tous les Juifs de diaspora ! Les « Israélites » émancipés découvrent alors, ébahis, qu’ils sont restés un peuple…

En fait, il s’avère que ce décalage entre la condition individuelle des Juifs et leur condition de peuple se retrouve à tous les niveaux des peuples humains dans la distorsion entre la notion de nation et leur vécu de citoyens.

Cela s’est aussi produit avec Théodore Herzl qui avait voulu initier l’auto-émancipation des Juifs en créant une citoyenneté juive nationale, ce qui réitère l’impasse propre à l’émancipation. Je le traduis aujourd’hui en disant qu’il subsiste toujours une « question juive » au sein même de l’Etat d’Israël. 

-L’un des axes de votre ouvrage, ce sont ces articulations complexes  entre le politique et le religieux, le transcendant et l’immanent, l’universel et le particulier.  Pensez-vous que le message d’Israël n’est pas particulariste mais singulier quand il s’adresse à l’universel ? 

- J’ai essayé d’élaborer un développement historique de ce peuple où l’on voit une tension continue dans l’être juif entre le transcendant et l’immanent qui connait des modalités différentes dans l’histoire : il y a des moments où le peuple juif se confessionnalisme et d’autres où il est un peuple comme les autres. Deux extrêmes d’un système homéostatique aux perspectives mobiles, caractérisé par la recherche permanente de l’équilibre entre ces deux extrêmes, l’idéal se trouvant à équidistance de ces deux pôles opposés.

J’ai voulu dresser une cartographie de l’être juif en élucidant des notions hébraïques clés revenant dans le texte biblique - comme mamle’het cohanim (assemblée de prêtres), goy kadoch (peuple saint), guer vé tochav (étranger résident) – qui sont des expressions de cette tension fondamentale. Selon les circonstances, le fléau de la balance va vers un pôle ou l’autre, ce qui assure la continuité juive dans les mutations de l’histoire.

Israël est un peuple singulier : il a une identité spécifique, mais parce que cette identité accueille la transcendance, elle a une portée qui la dépasse.

Ainsi, dans le récit du Livre des Nombres, la description du campement d’Israël dans le désert signale une disposition de l’ensemble des groupes de la société hébraïque autour du michkan (le Tabernacle) et du ohel moed (la Tente d’assignation), son « Saint des Saints » : on entend par là un lieu-concept échappant à la maîtrise de la cité et où la transcendance est inscrite dans l’immanence.

Or chaque peuple est singulier : la quête de l’universalisme, c’est la « babélisation » de l’humanité ; alors que sa vocation, c’est la multiplicité des singularités. Et c’est donc dans l’intériorité (pnimiout) la plus profonde que les singularités permettent de tisser l’universel, à savoir la transcendance – et aussi la possibilité de communiquer avec les autres singularités. Ainsi, est-ce dans l’intériorité que je trouve D., et c’est bien là que m’apparait le visage d’autrui : le contraire de la « communication » dont les acteurs se reproduisent eux-mêmes dans les termes d’une généralisation excluant autrui… 

-Pourquoi être passé par ce long parcours historique pour définir le peuple d’Israël et mieux comprendre ce que sont l’État moderne et la démocratie ? 

-Je soutiens l’idée qu’il y a une profonde cohérence dans toutes les manifestations de l’histoire du peuple d’Israël, et ce depuis les origines à nos jours. Tout cela n’est pas l’effet du hasard ou des circonstances, mais celui d’une organisation structurelle systémique qui permet de toujours rattacher les pans de cette histoire avec un « fil conducteur » unique rendant possible un repérage cohérent. L’histoire du peuple juif doit donc être l’objet d’une science, et non d’une homélie ! Pour en comprendre les éléments fondateurs, il faut articuler les enseignements de la pensée juive avec les sciences contemporaines de la société et du politique. Apparaitra alors une véritable science politique hébraïque.

Qu’est-ce que tout cela enseigne sur l’État moderne ? Le fait qu’il n’a jamais pu se passer  de ce que la sociologie appelle « la religion civile ». Or tout le problème, c’est que cette transcendance séculière – sans laquelle la démocratie n’est pas possible – a produit au 20ième siècle des monstruosités, que Raymond Aron a définies comme « les religions politiques ». Il y a donc des leçons politiques à tirer sur les façons de nouer des transcendances dans un univers démocratique. 

-A l’opposé du discours déconstructionniste des négateurs de l’histoire d’Israël – dont Shlomo Sand est l’une des figures  avec ses postulats idéologiques jamais fondés sur le réel -, vous appréhendez quant à vous la réalité à l’aide d’une méthodologie, de sources , de concepts et de catégories sociologiques élaborant une analyse philosophique, historique et sociétaire qui met en exergue la nature et la permanence du peuple juif. Le recours à ces référents comme manifestations du mode de l’être juif serait-il une manière de penser le judaïsme à partir de lui-même ? 

-Sand part d’une affirmation idéologique purement théorique, puis il cherche dans la réalité des confirmations de son préjugé initial ! Le problème des postmodernistes comme lui, c’est de croire que le monde se réduit à un « narratif », comme s’il n’existait pas de réalité objective et extérieure. Aussi, pour nier l’existence même du peuple juif, imaginent-ils que le phénomène national juif n’est qu’un simple « discours »…

Or c’est là une terrible régression par rapport aux sciences sociales ! Car lorsque l’on analyse l’existence collective d’un groupe humain, on doit traiter de réalités objectives cernables par l’enquête, la statistique et les textes en tant qu’aspects composant cette réalité extérieure. Je crois savoir que Sand est spécialiste de… cinéma, et non pas d’histoire, de sociologie, de politologie : il n’est donc qu’un idéologue !

Dans mon livre paru en 2012 intitulé La Nouvelle Idéologie dominante, le postmodernisme, j’analyse ce courant idéologique, politique et culturel qui ambitionne de dominer le monde occidental. Il s’agit en fait d’une mutation du marxisme en post-marxisme, marquée par la haine et l’incapacité de comprendre le phénomène national. Cette évacuation systématique de la notion de nation crée en Occident un vide qui appelle à être rempli par d’autres valeurs, comme celle de l’islam… 

-Le rétablissement de la souveraineté juive à la création de l’État d’Israël engage, selon vous, différents enjeux et défis d’une « continuation –transformation » du peuple juif qui serait déjà contenue dans « le modèle biblique de l’identité collective ». Qu’entendez-vous par là ? 

-Avec son expression israélienne, le judaïsme se retrouve dans un paysage biblique : c’est à ce moment-là que nous retrouvons la possibilité de lire un enseignement politique dans la Torah ! Mais le problème est de savoir comment le comprendre dans notre univers d’aujourd’hui qui est celui de la démocratie. L’expérience israélienne est bien celle de l’Etat-nation démocratique qui a produit, lui aussi, une religion civile aujourd’hui en déclin dans la société israélienne. La question qui se pose est alors de savoir comment définir ce qui se joue  au niveau du politique dans la Torah.

Car le problème de l’Etat d’Israël, c’est d’arriver à situer la place de l’identité juive telle que nous l’avons définie dans l’Etat-nation démocratique actuel : un problème qui reste encore aujourd’hui sans autre solution que le statut quo  de 1948.

On sait que les post-sionistes israéliens veulent promouvoir « l’Etat de tous ses citoyens » : une notion qui n’existe nulle part au monde, aucune citoyenneté individuelle n’ayant jamais pu exister sans s’appuyer sur une identité collective et nationale ! C’est donc l’identité juive qui est difficile à définir par rapport à l’identité nationale israélienne et au peuple juif.

Il faut là distinguer la nation israélienne du peuple juif, en raison du fait que l’existence de la diaspora ne se réfère pas à l’Etat juif : les Juifs vivant en dehors d’Israël ne sont-ils pas avant tout les citoyens d’autres Etats !? La question se pose donc de savoir comment la nation israélienne intégrera en elle-même le peuple juif et quels en seront les modus-vivendi. On retrouve l’axe immanence-transcendance : le peuple juif renvoie à la transcendance, alors que la nation israélienne ne se définit que par rapport à l’État.

Voilà pourquoi nous avons besoin d’un nouveau vocabulaire qui puisse rendre compte de ces phénomènes, avec comme critère le modèle du peuple juif. Car si l’on ne comprend pas la nature de ce peuple, on ne peut rien comprendre à la situation actuelle. Or c’est malheureusement le cas de la majeure partie des élites juives et israéliennes...

Propos recueillis par RICHARD DARMON

 Publié dans Israël Magazine, mai 2013

Tag(s) : #Shmuel Trigano
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