"La nouvelle idéologie dominante, le postmodernisme", essai de Shmuel Trigano, entretien avec Gabrielle Cluzel
Entretien réalisé par Gabrielle Cluzel.
Shmuel Trigano, vous êtes professeur de sociologie à Nanterre, directeur et fondateur des revues Pardès et Controverses. Votre essai La nouvelle idéologie dominante, le postmodernisme (Hermann Philosophie), vient de recevoir le prix des Impertinents 2013, un prix qui récompense un essai s’inscrivant à contre-courant de la pensée unique, dont le jury est présidé par Jean Sévillia.
Qu’est-ce que le post-modernisme et par quoi se caractérise-t-il ?
Le postmodernisme est, à l’origine, un courant philosophique qui s’est développé en France (Derrida, Deleuze, Guattari, Lyotard, Barthes, etc.), dans les années 1960-1970, où il n’a pas été reconnu, puis a connu une réception triomphale dans les départements littéraires des universités américaines où il est devenu la « French Theory », c’est-à-dire le cadre dans lequel ont germé les idées dominantes de notre époque, un essaim de nouvelles disciplines académiques (post-colonialisme, genre et sexe,cultural studies…). Leur point commun, c’est qu’elles « déconstruisent », c’est-à-dire détruisent, le sujet occidental, la modernité, au nom d’une libération qui reste cependant sans réciprocité car elle exige tout de l’Occident et des modernes, mais rien du reste de l’humanité. Badiou en donne un exemple caricatural, grand communiste mais aussi soutien du voile islamique… En fait, ce mouvement s’inscrit dans un post-marxisme qui réinvestit l’idée démocratique de façon utopique, ce qui est le propre de l’horizon du marxisme. Postmodernisme, car il s’agirait d’entrer dans une nouvelle ère qui amenderait la modernité de ses tares (le sujet égocentrique, l’État-nation, le capitalisme, l’occidentalocentrisme colonial, etc.). Le succès de cette idéologie découle, certes, de la crise de la modernité, mais c’est l’interprétation qu’elle en donne qui est abusive et dangereuse pour la liberté. On peut reconnaître que nous sommes entrés dans une ère postmoderne sans être postmoderniste.
À quels signes voyez-vous qu’il est devenu « l’idéologie dominante » ?
Le propre d’une idéologie dominante, c’est qu’on ne sait pas qu’elle nous domine. Ses idées semblent faire corps avec la réalité. Ainsi, nous adoptons des positions, des comportements, un état d’esprit, un discours parce que nous sentons que c’est la meilleure façon de nous comporter pour être reconnus et obtenir ce que nous voulons. Chaque époque est ainsi saisie dans un même système d’idées et de comportements qui s’assoit sur une structure spécifique du pouvoir et une configuration sociale singulière. C’est ce que j’ai tenté d’analyser dans ce livre en en construisant le modèle. Le paradoxe de cette nouvelle idéologie dominante, c’est qu’elle prétend démanteler tout pouvoir, toute entrave à la liberté, libérer les individus, combattre le mal et surtout changer la nature humaine : créer un homme nouveau (la théorie du genre en est l’aile avancée, mais pas seulement), alors qu’elle assoit une domination d’autant plus radicale que ses tenants ne s’assument pas comme tels ni ne veulent assumer la responsabilité de ce qu’ils préconisent.
En quoi la construction européenne est-elle emblématique de ce post-modernisme ?
Quand je cherche les substrats social et politique de cette idéologie et que je me demande pourquoi elle est aussi puissante, j’observe bien sûr la constitution de nouveaux pôles de pouvoir dans la société mais aussi et avant tout d’un nouveau pouvoir global, inédit, qui a tout d’un empire quoique sans empereur : l’Union européenne. La « déconstruction » de l’État-nation démocratique est son programme, mais avec elle la remise en chantier de l’identité, du sujet, etc. L’égarement des collectivités et des individus qui en résulte, couplé avec les normes édictées pour reformater l’existence des Européens, prend tout son sens si on les rapporte au besoin de légitimation de ce pouvoir. L’UE dit le droit et la morale !
« L’affaire Leonarda » n’en est-elle pas, elle aussi, une illustration frappante ?
Si j’analyse le problème de fond de cette affaire médiatico-politique et cherche à comprendre sa signification sociologico-politique, je retrouve une logique centrale du postmodernisme qui, pour fonder sa légitimité, oppose les « droits de l’homme » aux « droits du citoyen », afin de subvertir ces derniers, c’est à dire l’État qui les fonde et les organise ainsi que le « contrat » qui fait une nation à l’ère démocratique. Les droits de l’homme sont gérés par la Cour suprême européenne dont les décisions s’imposent aux États. L’arène juridique est ainsi devenue l’arène dans laquelle les États sont court-circuités. Une dépolitisation ultra-politique !