Mohamed Merah en nos miroirs, Eric Marty
Suite à la diffusion scandaleuse par TF1 des enregistrements entre le tueur Merah et la police, il m'a semblé approprié de mettre en ligne cette analyse d'Eric Marty d'une lucidité incroyable et prémonitoire de l'outrance des débordements auxquels nous assistons.
http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120601.OBS7296/mohamed-merah-en-nos-miroirs.html
Personne n’est sans doute en mesure de penser le silence qui entoure, hante et traverse l’événement constitué par les assassinats de Toulouse, et principalement ceux des trois enfants juifs de l’école Ozar-Hatorah le 19 mars 2012. Silence qui est tout aussi bien celui de la prudence, de la peur, de la lâcheté, de la sagesse, de la dénégation ou de la résignation. Qui est plus sans aucun doute.
Pourtant, ce silence, malgré sa complexité, repose sur un acte unique de langage (car c’est toujours le langage qui est la source du silence), et dont l’opérateur visible est la substitution. Aux morts, on a substitué la figure écran du meurtrier. Et cela, au point d’effacer la mémoire, voire même l’existence des victimes. Que disent les noms d’Arieh (5 ans) et de Gabriel (4 ans) Sandler, ou celui de Myriam Monsenego (8 ans), poursuivie dans la cour de l’école, assassinée d’une balle dans la tête, tandis qu’on l’immobilisait par les cheveux? Que disent ces noms face à celui que nous avons tous à l’esprit, Mohamed Merah?
Cette substitution est fascinante. Elle a probablement pour point de départ la diffusion presque immédiate (dès le 22 mars) à la télévision d’une vidéo le mettant en scène lors d’un rodéo, dans un terrain vague, surgissant, dans le soleil et la poussière, avec un sourire éclatant de toute puissance. À l’événement, s’est substitué le discours du pur fantasme dont cette image troublante a donc eu sans doute fonction d’amorce.
Ce que l’on consomma alors c’était l’image du meurtrier, dévoilée sous la forme parfaite du mythe: meurtrier solaire, lumineux, sauvage. Simultanément à cette prise de pouvoir de la mimésis sur l’événement, s’opérait l’auto effacement de toute image du côté juif. Au lendemain de leur assassinat, les victimes avaientsilencieusement disparu, loin de Toulouse, et étaient inhumées à Jérusalem, au cimetière de Har Hamenouhot.
Néanmoins, on le sait, les images des enfants assassinés existent, et même les images de leur mises à mort, puisque le meurtrier possédait une caméra fixée sur son corps, œil divin, enregistrant le sacrifice simultanément à l’acte, et cela dans la grande tradition de la jouissance djihadiste qu’illustre par exemple la vidéo de la décapitation du journaliste juif américain Daniel Pearl au Pakistan, et qui fascinait apparemment Merah en son miroir. Au miroir de l’enregistrement de ses meurtres dont il fit le montage, et qu’il fit parvenir à la chaîne Qatari Al Jazeera.
Pourtant, le narcissisme pervers et phallique, constitutif de l’acte djihadiste comme Genet le laisse transparaître dans ses inoubliables portraits de kamikazes palestiniens du «Captif amoureux», n’est pas seulement homogène aux coordonnées de notre société mimétique. Il a permis le silence politique en transformant les meurtres bien réels qui ont été accomplis en un geste imaginaire. Et c’est seulement par là que la société française a pu accéder à une forme de réconciliation sur l’effacement des victimes, c’est-à-dire sur l’effacement de la nature politique de l’acte.
Cet effacement a réuni tout le monde: la police qui, en la personne de Bernard Squarcini, s’exonère de toutes ses bévues, en énonçant que le problème est plus médical que politique, ou Jean-Luc Mélenchon pour qui Mohamed Merah n’est qu’un «dégénéré». Comment pourtant ne pas se souvenir de sa tonitruante colère lorsque Le Pen avait cité un poème de Brasillach, nous faisant alors nous souvenir de l’appel de Brasillach, lors des déportations des juifs en 1942, «à ne pas oublier les petits», car Mohamed Merah n’a-t-il pas appliqué à la lettre, ce mot d’ordre? Rien de tout cela n’est réapparu.
On retiendra comme pur symptôme du silence bavard que suscite Mohamed Merah, cet incroyable lapsus de la romancière Virginie Despentes, qui, dans son compte-rendu d’un roman de politique fiction, écrit, à propos de la critique de la justice qui y est faite: «L’enquête qu’il détaille pourrait tout aussi bien évoquer Tarnac que l’affaire Merah»(«Le Monde» du 11 mai 2012).Un silence donc bien difficile à rompre. Enregistrer les meurtres de Mohamed Merah comme réels n’est-ce pas tout simplement leur donner une réalité? N’est-il pas plus simple de les effacer? N’est-ce pas moins dangereux? Moins risqué? Y compris pour les victimes elles-mêmes? N’est-il pas en leur intérêt d’avoir été victime d’un «dégénéré» plutôt que d’une action antisémite, pensée, désirée, accomplie avec esprit de système? Et si au fond tout cela n’était que fiction? L’événement devient alors pur simulacre, «Moi Mohamed Merah», peut écrire Salim Bachi à la Une du «Monde des livres».
Non, l’équation Tarnac/Merah n’est pas un lapsus, elle est la doxa absolue sans laquelle le meurtre de trois enfants juifs ne serait pas un crime parfait.
Eric Marty