Mezri Haddad, ancien ambassadeur de la Tunisie à l’Unesco qui avait démissionné pour soutenir la révolution ayant renversé Ben Ali, s’inquiète aujourd’hui de l’évolution de cette révolution au profit des islamistes
AdV pour France Soir: Le parti islamiste Ennahda est sorti vainqueur des élections tunisiennes. Partagez-vous l’avis de ceux qui affirment que ce parti serait devenu « démocrate » et qu’il aurait rompu avec toute pensée totalitaire ?
M. H. Je ne partage pas cet avis. Si je ne juge pas les dirigeants d’Ennahda, je constate que son idéologie est fondée sur la confusion totale du religieux et du politique. Elle ne peut donc être que philosophiquement totalitaire.
F.-S. Avez-vous des exemples précis de la volonté des islamistes tunisiens d’instaurer progressivement un régime religieux, liberticide, étouffant les voix discordantes, notamment celles des laïques ?
M. H. Les islamistes tunisiens ne couperont pas la main aux voleurs, ils ne reviendront pas tout de suite sur le Code du statut personnel bourguibien qui accorde aux femmes des droits comme nulle part ailleurs dans le monde arabe. Ils ne fermeront pas non plus les hôtels, mais ils feront appel au tourisme islamique. Ils ne reviendront pas sur les orientations libérales de l’économie tunisienne, mais ils accentueront au contraire les pratiques de l’économie de marché, selon l’orthodoxie américaine. Ils ne forceront pas les femmes à porter le voile, mais c’est la pression sociale qui les y contraindra. Ils n’aboliront pas le système de l’éducation nationale modernisé par Mohamed Charfi, mais ils réformeront les manuels scolaires dans le sens contraire. Ils ne changeront pas radicalement les lois civiles et pénales, mais ils travailleront à leurs progressive « chariatisation »… Dans tous les domaines de la vie politique, économique, sociale et culturelle, ils procéderont par petites touches, de façon graduelle, par islamisme « modéré ». Tout dépendra aussi du poids et de l’action des mouvements progressistes.
F.-S. Comment expliquez-vous que tant de femmes tunisiennes et tant de jeunes modernes, « mondialisés », branchés Facebook et Twitter, aient pu voter en faveur des islamistes ?
M. H. Je ne pense pas que les femmes modernes et les jeunes, ouverts sur le monde, aient pu voter pour les islamistes. Mais que représentent ces catégories sociales en Tunisie ? Peu de monde. La majorité des électeurs pensent réellement que l’islamisme incarne la pureté morale, que voter pour eux c’est agir en « bon musulman ». C’est cette confusion entre islam et islamisme qui constitue la force majeure d’Ennahda. Si l’acte d’élire est psychologiquement conditionné par la crainte de l’enfer ou la convoitise du paradis, le jeu démocratique est d’emblée faussé.
F.-S. Dans ces conditions, comment voyez-vous le futur de la Tunisie ? Les acquis progressistes de Bourghiba sont-ils à terme en danger ?
M. H. En politique, c’est comme dans les mathématiques : il y a des équations à plusieurs inconnues et il y a aussi des impondérables. Tout pourrait arriver, mais tout dépendra aussi de la résistance des forces de progrès, de la société civile, des musulmans éclairés. Il est certain que les islamistes cultivent à l’égard de Bourguiba une haine pathologique. Ces acquis ne sont donc pas irréversibles. Ils ne sont pas pour autant menacés dans l’immédiat. D’abord parce que les islamistes adopteront le « gradualisme » comme tactique. Ensuite parce que les stratèges américains ont encore besoin du bon modèle démocratique tunisien pour faire tomber la Syrie, ensuite probablement l’Algérie. Comme disait le pape Jean-Paul II aux Polonais, « N’ayez pas peur », Obama dira aux Arabes « l’islamisme, c’est l’avenir » ! A vous la charia, à nous le pétrole. Chacun sa religion !
F.-S. D’après vous, l’hiver islamiste peut-il être pire dans d’autres pays, comme l’Egypte ou la Libye, moins enracinés dans la liberté et moins avancés que la Tunisie ?
M. H. Tout à fait. En Egypte, je pense que les islamistes en général et les Frères musulmans en particulier vont faire un score encore meilleur que celui d’Ennahda. Pour la Libye, si elle parvient à sauvegarder son unité territoriale, le régime sera au mieux une copie du wahhabisme du Qatar, au pire une réplique du talibanisme afghan. Dans chaque pays touché par le « printemps arabe », l’islamisme prendra la forme sociologique et psychologique des peuples en question.
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